Récits en français

PREMIERE LIGNE

Carlos Gardini

Argentina

Le ciel est un bouillon rouge rayé de blanc. Des couleurs sales vibrent sur la neige sale. Le bruit est une injection dans le cerveau. Tapi dans un terrier de renard, le soldat Cáceres n'a pas peur. Il pense que le spectacle en vaut la peine même si le prix en est la peur. Soudain c'est comme si on lui arrachait l'aiguille du cerveau, lui laissant un trou douloureux dans le crâne. Un son se détache du bruit ambiant. Une énorme poignée de terre et de neige frappe le soldat Cáceres. Un silence gommeux lui bouche les oreilles.

Quand il ouvre les yeux le ciel est blanc, agressif, lisse. Et toujours le silence, un silence entrecoupé de bruits liquides, cassants: pas, voix, instruments métalliques. Le sol est doux. Le sol est un lit, un lit dans une chambre d'hôpital. Un tuyau en plastique arrive à son bras. Les mains lui font mal.

Un jeune médecin s'approche en le regardant du coin de l'œil.

- Reste tranquille, lui dit-il. Ça va aller.

- Mes mains, dit le soldat Cáceres. Comment sont mes mains?

Le médecin fait la grimace.

- Elles ne sont plus, dit-il en souriant à un vase de fleurs fanées. Elles ne sont plus du tout.

Ce n'était pas la seule chose qu'il avait perdue.


Les jours à l'hôpital étaient longs, un couloir d'ombres qui se perd dans un trou noir. Le trou était loin. Immobilisé dans son fauteuil roulant, il ne pouvait l'atteindre. Le couloir était opaque comme un verre de bouteille, et derrière le verre il y avait les ombres. Parfois les ombres s'approchaient et alors se dessinait une silhouette flou. Les traits se déformaient quand ils s'appuyaient sur le verre, et les voix semblaient lointaines comme enveloppées dans du coton.

Aujourd'hui tu as un plat spécial, lui disait une ombre. Du poulet. Tu veux que je te garde une patte en plus? Et l'ombre lui faisait un clin d'œil, lui caressait les cheveux à travers le verre opaque. Le soldat Cáceres regardait la serviette qui le couvrait sous la ceinture . Une patte en plus, répétait-il hébété. Ou bien l'ombre s'approchait pour lui offrir une cigarette. Le soldat Cáceres soulevait les moignons de ses bras, et l'ombre, patiemment, lui mettait la cigarette dans la bouche, lui allumait, et ils la fumaient ensemble. Peu à peu le verre se fissura. Alicia, lui dit une ombre, je m'appelle Alicia. Et la voix semblait maintenant de ce monde, un monde où les réveils sonnaient et où le temps s'écoulait. Alicia lui racontait des anecdotes sur d'autres blessés de guerre, comment ils avaient guéri. Ou comment ils n'avaient pas guéri. Lui ne parlait jamais.

Quand il fut mieux - ou plus exactement c'est ce qu'on lui dit, qu'il allait mieux - il passa ses journées devant la fenêtre. Il se trouvait à un étage élevé, et en regardant par la fenêtre il voyait le mouvement à l'extérieur. Il s'agissait de camions militaires chargeant des cercueils, d'hélicoptères déchargeant des cadavres et des blessés dans le parc, de jeeps qui entraient et sortaient, de groupes de femmes en civil portant des paquets et des fleurs. Mais le mouvement n'était pas mouvement car il manquait le bruit. Sans les vitres de la fenêtre il y aurait le bruit, mais il y avait, toujours et encore, du verre pour l'isoler du vrai bruit - l'injection dans le cerveau. Au milieu du parc flottait le drapeau. Jamais il ne pendait le long du mat. Il y avait toujours du vent, et tout le temps il flottait. Le soldat Cáceres regardait le drapeau et cherchait dans sa mémoire, il cherchait quelque chose qui l'arracherait de sa torpeur, quelque chose qui briserait toutes les vitres. Un jour il se souvint des paroles d'un chant patriotique et il trouva cela amusant. Tellement amusant que lorsqu' Alicia passa dans le couloir le soldat Cáceres se mit à rire.

- Je vois que tu vas mieux, dit Alicia en s'approchant.

- Je vais bientôt mourir, dit-il, subitement sérieux. Sans que l'on sût s'il s'agissait d'une question.


Il devait rester en vie. C'est ce qu'ils disaient: il devait rester en vie. Quand il pensait à cela, il se demandait quelle était la partie amputée: lui, ce qu'il restait de lui - un pur moignon - , ou bien les jambes et les mains perdues. Qu'avaient-ils scié à quoi? Il avait découvert qu'on est fait de choses qui peuvent cesser d'être vous. Ces choses ne sont plus vous quand elles pourrissent sous la pluie ou la neige dans un bourbier sanguinolent ou au milieu de déchets d'hôpitaux. Ou bien sont-elles toujours vous? Quelle était la partie mutilée? Laquelle était lui? Qu'il soit vivant et les autres parties mortes ce n'était pas suffisant pour faire une différence. C'était un mystère, et quand il pensait à ce mystère il avait envi de pleurer, quand il pleurait il pensait à ses jambes qui, elles au moins, auraient la chance de ne pas pleurer pour ce qu'il leur manque.

Parfois il se souvenait des femmes. Il voyait des infirmières dans le couloir, quelques unes attirantes, et il pensait aux femmes. Il imaginait des bouches, des lèvres de vulve s'entre-ouvrant, des surfaces humides.

Un jour Alicia lui mit une cigarette entre les lèvres, lui caressa les cheveux avec espièglerie, lui arrangea la serviette sous la ceinture et pour la première fois le regarda dans les yeux.

- Comment ça va mon bébé? dit-elle. Aujourd'hui tu as meilleur mine. Elle n'en finissait plus d'arranger la couverture.

Lui la regarda entre confusion et honte.

- Excusez-moi, dit-il.

- Excusez-moi quoi?

- Je ne peux pas.

- Tu ne peux pas quoi? dit-elle. Brusquement elle ouvrit la bouche comme si elle se rappelait quelque chose, le regarda avec sévérité, peut-être avec dégoût. Elle soupira, fit demi-tour et partit par le couloir.

Le soldat Cáceres la suivit des yeux, et ne sut pas s'il n'avait pas compris. Il ne sut pas ce qu'il n'avait pas compris. Il pleurait, et à travers les larmes il vit de nouveau le verre, chaque fois plus épais mais moins opaque. Les autres maintenant n'étaient plus des ombres. Ils avaient un poids une consistance, plus de poids et de consistance que lui. Il voulait se souvenir, mais il ne trouvait que des lambeaux de souvenir humiliants. Un enfant vole une revue dans un kiosque et il se fait prendre. Le kiosquier ne le fâche pas, ne le dénonce pas, il lui dit seulement «que je ne t'y reprenne pas». Quand l'enfant revient au kiosque pour acheter le journal de ses parents, il a honte. Bien sûr il ne sait pas que pour le kiosquier il ne s'agit que d'une bêtise déjà oubliée. Comment purifier ces souvenirs, comment leur donner une forme qui coïncide avec le schéma achevé d'une personnalité, quelque chose de solide et non pas de simplement ridicule? Maintenant tous les souvenirs seraient ainsi. Le regard d'Alicia serait toujours un reproche, un «que je ne t'y reprenne pas». Maintenant il se sentirait toujours ridicule, une chose informe rebondissant dans un monde de gens solides. Un jour il était tapis dans son terrier de renard. Il avait toujours eu peur, il en avait parlé avec ses compagnons, mais ce jour là il n'avait pas peur, ou il était prêt à payer le prix de la peur, et une bombe l'avait mis en morceaux. C'était ridicule et douloureux, et il n'y avait même pas d'héroïsme, seulement une absurde absence de peur.

Il regardait par la fenêtre, observant les hélicoptères atterrir au ralentit dans le vent, et pensant jamais plus, et se demandant jamais plus quoi, quand un officier s'approcha. A l'officier il lui manquait une jambe, et le visage était vaguement familier. Le soldat Cáceres se souvint qu'il l'avait vu plusieurs fois dans l'hôpital, parlant avec d'autres patients.

- Comment ça va? dit l'officier, approchant une chaise blanche en métal et s'asseyant à côté de lui. Il manipulait sa béquille comme une arme, comme un privilège.

Comment va quoi, pensa le soldat Cáceres, mais il ne dit rien. Il sourit vaguement, comme pour dire pas trop mal. C'était un officier de recrutement des forces spéciales MUTILE. Le soldat Cáceres vit l'insigne sur le bras gauche. Puis il remarqua que ce n'était pas le bras, mais la manche.

L'officier lui parla posément. Sans doute avait-il entendu parler des unités MUTILE, même s'il ne les avait pas vues au combat. Le soldat Cáceres les avait bien vues au combat, mais il n'en dit rien. Il savait que MUTILE était un sigle, dit-il. Mobile Unitaire Tactique Intégral Léger pour Estropiés, expliqua l'officier, et il l'écrivit sur un papier. Ensuite il lui demanda si ça l'intéressait. Le soldat Cáceres ne répondit pas, et l'officier ne répéta pas la question. Il continua à parler. Pendant qu'il parlait, le soldat Cáceres pensait au bruit, et il pensait aussi aux femmes. Il pensa aussi que l'officier ne lui avait pas demandé son nom, et inexplicablement cela le déprima.

- J'accepte, dit-il soudainement.

L'officier le regarda surpris, coupé au milieu d'une phrase. Finalement il sourit et se leva. Il n'eut pas le reflexe gênant de lui tendre la main. Il lui tapota l'épaule.

- Juste une chose, dit-il soudainement, comme s'il venait d'y penser. Vous n'êtes pas juif, n'est-ce pas? Comment avez-vous dit que vous vous appeliez?

Le soldat Cáceres, soulagé, lui dit son nom.

- Bien, Cáceres. Je vous ferai parvenir les formulaires.


Le mois suivant il entra dans un camp d'instruction MUTILE. Il arriva dans un autobus militaire avec d'autres mutilés tout juste sortants de l'hôpital. Ils avaient tous un morceau de tissu blanc sur la poitrine, avec dessus leur nom écrit en rouge, collé sur la toile vert olive de leur treillis. Le rouge les identifiait comme membres de la force spéciale. Les commandes de l'autobus étaient adaptées aux handicapés. Le chauffeur était un sous-officier aux jambes devenues inutiles. Il riait constamment et laissait la radio allumée. A la radio passait un programme spécialement préparé pour l'ennemi. Une speakerine à la voix très douce glorifiait le courage des soldats qui pensaient combattre pour leur patrie trompés par un gouvernement sans scrupule. Elle glorifiait leur courage, mais leur disait que cela ne servait à rien. Pour eux la guerre était perdue. Le sous-officier montait et baissait le son continu-ellement, comme s'il voulait mettre en pièces cette voix. Après venaient des morceaux de musique folklorique, et le sous-officier fredonnait nerveusement. Quand ils arrivèrent au camp d'instruction, il éteignit la radio.

- Nous sommes arrivés, les enfants, annonça-t-il, toujours en riant. Il ralluma la radio.

Le soldat Cáceres, qui voyageait prés du siège du conducteur, lui sourit bizarrement.

- Avant la guerre j'étais chauffeur de bus, après je me suis engagé, lui dit le sous-officier, tout en freinant et en ouvrant les doubles portes de l'autobus. Le soldat Cáceres continua de sourire, pensant que c'était une plaisanterie. Le sous-officier éteignit la radio. Et toi, que faisais-tu? lui demanda-t-il.

Le soldat Cáceres mit du temps à comprendre la question. Le guerre avait duré des années. L'avant guerre appartenait à un passé lointain.

- Je ne me rappelle plus, dit-il. Et c'était vrai, il ne se rappelait plus. Quelque chose en lui était mort. Ou peut-être le souvenir était-il dans ses jambes ou ses mains perdues.

Le sous officier alluma la radio. La speakerine décrivait l'habileté des commandos ennemis.

- Elle doit être bien cette nana, dit le sous-officier. Tu te l'imagines avec une béquille dans le cul?

Ce même jour ils eurent leur premier cours. Ils les divisèrent en groupes, chaque groupe ayant un officier en charge de leur instruction. L'officier ne les traitait ni avec pitié, ni avec respect, ni avec rien. Il les traitait comme des soldats. L'officier instructeur du soldat Cáceres était un capitaine unijambiste et manchot, et il ne le cachait pas. Il exhibait avec orgueil ses mutilations, et lui aussi maniait sa béquille comme une arme. A la place de la main droite il avait un crochet rétractile avec quatre doigts. Il se plantait face au tableau, s'appuyant fermement sur la béquille chromée, tenant la craie avec son crochet. Il traçait des lignes droites, solides et nettes. Jamais il ne tremblait.

La première chose qu'il fit fut de leur décrire en détail une unité MUTILE. Chaque unité MUTILE était à la base un mini-hélicoptère avec une autonomie de vol limitée transportant une grande quantité d'armes de courte portée. Chaque unité basique était équipée des accessoires dont avait besoin le soldat. Toutes étaient différentes, car chacune était adaptée à un type de mutilation. Des accessoires remplaçaient pieds et mains, hanches et chevilles, et grâce à des pièces de plastique ou de métal se connectaient aux commandes: pédales, leviers ou boutons pour actionner les armes ou orienter les rotors. Ils utilisaient les technologies médicales les plus avancées en matière de prothèses, disait le capitaine, et derrière cette grandiloquence se cachait la pauvreté, la sophistication de la pauvreté. Une unité MUTILE coûtait plus cher qu'un soldat d'infanterie mais moins qu'un blindé; comme arme anti-personnel elle était beaucoup plus rentable qu'une bombe de grande puissance, et bien meilleur marché qu'un avion abattu. Une escadrille d'unités fonctionnait à la perfection en première ligne d'attaque, mais à terre c'étaient des véhicules maladroits: d'énormes et grotesques chaises à quatre roues. Les rotors étaient pliables pour faciliter le transport. Le capitaine dessina et expliqua tout avec précision, ensuite il leur expliqua pourquoi ils étaient ici. Ils étaient là parce que les mutilés étaient une charge en temps de paix: une pension couteuse pour l'Etat, une affliction pour la famille, des morts vivants. Mais ils avaient quelque chose en plus, quelque chose que n'ont pas les entiers. Ils avaient de la trempe. Ils étaient trempés comme de l'acier dans le feu de la bataille. Comme de l'acier trempé, répétait-il, comme s'il venait de découvrir la phrase. Ils étaient là parce qu'il allait les faire accoucher du héros qui était en eux. Ils n'étaient pas le rebut mais l'élite. Celui qui ne penserait pas ainsi pouvait partir pourrir dans la vie civile, une vie de larmes, de pensions et de reproches sous-entendus.

Le jour suivant chacun reçu sa propre unité adaptée à son handicap. La partie frontale était équipée d'un blindage sur lequel était peint un soleil militaire sans rayons.


L'entrainement commençait dans la matinée. Ils étaient loin du front, mais ils voyaient souvent passer, depuis la piste asphaltée où ils s'entrainaient, les avions volant vers la zone des combats. Les escadrilles qui rentraient étaient moins nombreuses que celles qui partaient. Le soldat Cáceres entendait le bruit dans le ciel et se souvenait de son ciel de bruits, et comment on lui avait arraché l'injection du cerveau. Il éprouvait de la rancœur contre le silence. Il pensait avoir trouvé une solution, un moyen de purifier ses souvenirs, et la clef c'était le bruit.

Le capitaine les faisait manœuvrer sur la piste d'asphalte. Il faut détruire l'ennemi sans pitié, disait-il. Comme lui nous a détruit. Chaque pièce de métal chromé, chaque pièce de plastique opaque, devait être un prolongement du corps du mutilé. Maintenant le soldat Cáceres avait des mains, des mains d'acier. Avec ses mains d'acier il poussait maladroitement les roues de son unité, il démarrait le moteur, et le vent du rotor principal lui giflait le visage là où les lunettes et le casque ne le protégeaient pas. Le capitaine les faisait se déplacer en rythme sur la piste, c'était comme une répétition pour une comédie musicale insolite.

Comme un ballet, disait le capitaine. Ce doit être comme un ballet.


Le dimanche était jour de repos. C'était le jour de la messe et des jeux. Les curés qui célébraient la messe et les confessaient étaient entiers, ou du moins semblaient-ils entiers sous leur soutane, et cela contribuait à augmenter leur aura de sainteté, ou d'irréalité, ou d'étrangeté. Dans le camp d'entrainement il n'y avait aucun entier, et un corps sans mutilation commençait à leur apparaître comme quelque chose de déformé. Le soldat Cáceres croyait remarquer une lueur de reproche dans le regard des curés, quelque chose de semblable au regard sévère d'Alicia.

Les curés parlaient de la paix du Christ, mais pour la guerre il n'y avait pas de repos. Les sillages des jets zébraient le ciel, et leurs grondements leur arrivaient en vagues convulsives même pendant la messe. Ces grondements évoquaient les embrasements, les cris, le bouillonnement du sang, les engins chauffés au rouge vif se mélangeant aux mourants.

Le dimanche était jour de sermons. Après le sermon de la messe venait le sermon du commandant du camp, qui leur parlait du patriotisme et de la vocation de servir. Lui qui n'avait ni patriotisme ni vocation de servir, se disait, celui-ci est un incapable. Au milieu de la matinée venait le sermon improvisé du capitaine. Ces jours là il se mêlait à eux comme s'il était un simple soldat, mais quand il parlait il retrouvait son autorité, toujours décidé à ce que chacun accouche du héros qu'il portait en lui. La guerre n'est pas inhumaine, disait-il. Les animaux ne savent pas faire la guerre. Il n'y a rien de plus humain que la guerre. Il n'y a rien de plus humain, disait-il d'une voix acerbe, que la guerre.

Avant midi ils jouaient au basket. Ils formaient des équipes, et ils utilisaient les unités MUTILE pour jouer. Même le jeu faisait parti de l'instruction : ils devaient entraîner ce nouveau corps pour devenir de vrais soldats. Des soldats parfaits, disait le capitaine. N'importe qui sait tuer, mais eux seuls étaient de véritables fils de la guerre. Ils devaient leur nouveau corps à la mitraille de l'ennemi. Nous avons ce corps, disait-il, grâce à la mitraille de l'ennemi. Et il montrait sa griffe rétractile avec un mélange d'orgueil et de haine.

Le dimanche était jour de plaisanteries. Ils plaisantaient entre eux pendant qu'ils jouaient. Eh ! toi! le paralytique, disaient-ils quand l'un d'eux manquait d'agilité dans ses déplacements. Eh! toi! le manchot quand il manquait une passe. C'était jour de plaisanteries et de rires. C'étaient des rires nouveaux, des rires de demies-bouches, des rires borgnes, des rires avec des moitiés de visages figés pour toujours en un rictus de colère ou d'ennui. Le soldat Cáceres avait le visage entier, et les muscles faciaux en bon état, mais même ainsi son sourire s'était endurci. Non que ce fût un sourire mesquin, ou rancunier, mais il suspectait que dans peu de temps il serait, pour les entiers, aussi expressif que la grimace d'un singe. Un jour il avait lu que chez le chien le bâillement exprimait de la gratitude envers son maître. Il ne savait pas si c'était vrai, mais ce qu'il savait, c'est que chez lui un bâillement ne signifiait ni sommeil ni ennui, mais simplement que son visage se contractait en une grimace qui signifiait quelque chose qui jusqu'à présent n'avait jamais existé, et qui était en train de naître.

Le dimanche était le jour où l'on jouait aux cartes. Mais leur façon de jouer était différente. Les signes habituels entre joueurs ne leur servaient pas souvent; ils étaient prévus pour des visages entiers, souples, pas pour des masques moitiés brûlés, ou moitiés paralysés. Ceux qui n'avaient perdu qu'une seule mains apprenaient à battre les cartes avec cette seule main. Ceux qui n'avaient plus de mains apprenaient à se servir des prothèses et personne ne les aidait. Quand vous serez au feu personne ne vous aidera; les impulsions nerveuses prolongées en impulsions électriques feront la différence entre la vie et la mort. C'étaient des parties tranquilles, sans rires ni chants animés; les chants étaient répétitifs: une musique de piano mécanique.

Le dimanche était jour de camaraderie. La camaraderie consistait à apprendre à se lier d'amitié avec quelqu'un pour affirmer son appartenance au groupe. Quand ils seront au combat, il n'y aura pas trop de coordination. Seulement des ordres par radio, un but, et la volonté de détruire et de survivre. Seulement des actions individuelles, mais similaires. La camaraderie est un miroir brisé, et ils en sont les morceaux.


Dans les dernières semaines les exercices devinrent plus intenses. Beaucoup d'entre eux avaient étaient éliminés. Certains n'avaient pas pu s'habituer à uriner et à déféquer régulièrement dans les tubes de leurs unités mobile: même si personne ne l'avait remarqué, ils se sentaient nus. D'autres voulaient rentrer chez eux dans leur famille. Beaucoup avaient déjà le suicide peint sur le visage. Le restant attendait juste le moment de tuer et de mutiler. Quand ils parlaient, s'ils parlaient, jamais ils ne se demandaient où ils avaient été avant, comment ils avaient été blessés. Avant ils n'avaient jamais existé. Ce n'est que maintenant qu'ils venaient à la vie.

Les unités MUTILE s'abattaient comme un essaim sur les défenses ennemis. Le pourcentage de perte par mission était estimé à cinquante pour cent. Cela incluait non seulement ceux abattus par le feu ennemi, mais aussi ceux abattus accidentellement par leur camarades, ceux qui s'écrasaient par manque de carburant et ceux qui tombaient à cause de défauts mécaniques dans l'équipement. Le secret était de chercher le trajet le plus court jusqu'à la cible, de bien utiliser les munitions pour causer le plus de dommages possible à l'ennemi, et d'amorcer la descente avec la plus grande sécurité possible. Ils avaient peu de carburant parce qu'avec moins de carburant on embarquait plus d'armement, et de plus on évitait que l'action combinée ne perde de son efficacité par un inopportun excès d'initiative individuelle. Les unités MUTLE ouvraient des brèches, et dans ces brèches pénétrait l'infanterie et les blindés, avec des pertes minimes.

- Pourquoi l'ennemi n'a-t-il pas adopté la même stratégie? demanda, une fois, le soldat Cáceres.

Il avait essayé, expliqua le capitaine. Pas avec des mutilés de guerre. Ils avaient utilisés des unités mobiles avec des soldats entiers, mais ils n'avaient pas de résultats. Cela coûtait cher, à cause du grand nombre de pertes, et ils avaient peu de rendement, car jamais ils n'avaient l'ardeur, le courage, la volonté d'y arriver à n'importe quel prix. Pour ça, dit le capitaine, il faut du patriotisme. Pour ça il faut du patriotisme, répéta-t-il. En plus, les autres n'étaient pas des fils de la guerre.

Les manœuvres n'étaient pas la guerre, mais elles y ressemblaient beaucoup. Ceux qui survécurent aux manœuvres furent salués par le capitaine un matin pluvieux, au cours d'une cérémonie simple ou ils furent félicités par le chef du camp d'entrainement et béni par un aumônier qui ne les regardait pas dans les yeux. Sur le blindage des unités, à côté du soleil sans rayons, fut peint une inscription en rouge: LA VIERGE NOUS PROTEGE.

Quand les portes de l'avion cargo s'ouvrirent le soldat Cáceres vit la neige et des points noirs sur la neige. L'avion finissait de virer en dessinant un arc de cercle, maintenant il tournait le dos aux lignes ennemis. Des ballons de fumée noires explosaient dans le ciel. Les unités MUTILE s'approchèrent maladroitement des portes. Elles descendraient en parachute et au milieu de la chute elles mettraient en marche les rotors.

Le soldat Cáceres tomba en tournoyant, il ouvrit le parachute quand il fut horizontal, il sentit la brusque traction des cordages. Il vit que certaines unités s'étaient emmêlés dans les cordages et s'écrasaient au sol. Tout autour de lui se multipliaient les explosions. Un vent froid lui fouettait le visage, se mélangeant à des rafales d'air chaud. Il cessa de regarder autour de lui, car le secret était de regarder devant soi. Il ne se pressa pas de manœuvrer pour éviter les projectiles ennemis, il savait que le peu de combustible ne lui permettait pas le luxe de miser plus sur la peur que sur la chance. Il attendit, et quand il fut prés du sol il déplia les rotors, les mit en marche et largua le cadre métallique auquel était fixé le parachute. Il avança au ras du sol, en ligne droite. Là-bas, devant lui, la neige était rayée de cicatrices. Les cicatrices étaient des tranchées, et derrière les tranchées il y avait une forme vague qui semblait être un dépôt de matériel ou un hangar. Il appuya sur les boutons manœuvra les leviers, bougeant frénétiquement tout le corps, gardant les explosifs les plus puissant pour le tout dernier moment. A mesure qu'il s'approchait des positions ennemies, le rideau de feu se faisait plus dense. Ses veines palpitaient comme si elles avaient trop de sang pour un corps qui maintenant n'en avait plus besoin d'autant. Quand il fut à la bonne distance il tira ses missiles. A côté de lui il vit passer le sillage des projectiles de ses compagnons d'escadrille. L'instant d'avant il y avait des tentes, des blindés et des filets de camouflage, l'instant d'après des embrasements et des corps se tordant dans l'air comme des câbles dénudés dans la tourmente.

Il atterrit dans la neige boueuse et attendit. A quelques mètres se posèrent d'autres camarades. Certains étaient en feu. Derrière, les premières forces d'assaut débarquaient des hélicoptères et finissaient de nettoyer le terrain. Tout autour la neige sale était imbibée de sang. C'était comme si la terre avait ses menstruations et se régénérait. De nouveau il sentait l'injection dans le cerveau. Le bruit lui vrillait les tympans comme si sa tête était une caisse de résonnance. Une voix aboyait des ordres dans la radio du casque. Au loin, dans l'horizon brumeux, des hélicoptères en flammes pleuvaient du ciel. Comme une manne, pensa le soldat Cáceres.


Une heure plus tard les hélicoptères déchargèrent le personnel de maintenance. Il s'agissait de techniciens rigoureux et efficaces, ils travaillaient avec la rapidité des mécaniciens sur les circuits de course. Ils remplaçaient le réservoir de combustible de chaque unité intacte par un réservoir plein, changeaient les pièces mécaniques défectueuses, renouvelaient les munitions puis donnaient leur autorisation de vol. Ils inspectaient les unités abattus à la recherche de matériel récupérable. Ensuite les unités MUTILE redécollaient du terrain consolidé. Elles avançaient d'une centaine de mètres, ouvraient de nouvelles brèches dans les défenses, harcelaient l'ennemi en fuite ou simplement effectuaient une reconnaissance de la zone. La seule manière de les arrêter était de les détruire: aucune ne renonçait ou ne se posait en aucun endroit où elle serait trop vulnérable. Si le pilote était tué, presque toujours elle continuait à tirer et, le plus souvent, s'écrasait sur les lignes défensives ennemies. Très vite, chaque phase de la bataille devint une routine pour le soldat Cáceres. Décollage, vol en ligne droite, largage des bombes, pause. Ce n'est que durant cette dernière phase qu'il s'octroyait le luxe d'observer la bataille, immobile comme un squelette fossilisé sous le feu des deux camps. Et pendant ce temps il se souvenait, évidemment qu'il se souvenait. Alicia. Les femmes. Mais les chaudes caresses, l'humidité salée, les lèvres entrouvertes, ne pouvaient plus se comparer au sang, à l'huile et à la fumée. Une sensation nouvelle le picotait dans ses griffes d'acier, dans ses jambes chromées. Peu à peu il se purifiait. En fin de compte, le prix du spectacle en avait valu la peine.


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Endriago
Le temps ne se mesurait plus en semaines ou en mois mais en destructions et en convulsions, un temps de terres en flammes. Des forces gigantesques déchiraient la terre, et le soldat Cáceres était un Cáceres parmi tant d'autres. Tous étaient frères: les fragments d'un miroir brisé.

Et soudain ce fut le silence.

C'était un vaste silence qui s'étendait sur la terre calcinée, sur la neige noircie par la boue et le sang. Le soldat Cáceres aimait ces silences qui ponctuaient les moments de gloire. Tout s'arrêtait: les détonations de l'artillerie, le claquement des pales des hélicoptères, le rugissements des jets, le grincement des blindés. C'était comme le silence qui suit la création d'un monde, la paix d'un dimanche. Il y a longtemps, pensait Cáceres, la terre a vomit ses viscères, se souillant avec ses propres excréments. Puis, elle s'est tarie et les viscères se convertirent en choses brillantes et cristallines, et dans certains filons de la croute elle gardait ces souvenirs, couches géologiques de paix suivies de nouvelles flambées de violence. Si quelqu'un étudiait cette croute, il découvrirait que la terre était fière de ses mutilations.

Durant ces silences, le ciel était une membrane tendue, et tous attendaient.

Les prisonniers attendaient. Derrière les fils de fer, les visages décomposés par le froid, par le souvenir du froid, attendaient un transfert, une assiette de soupe, une cigarette. Les combattants attendaient. Ils nettoyaient les armes, se promenaient nerveusement, discutaient. Les blessés attendaient. Les morts attendaient. La terre espérait.

Eux aussi attendaient, mais leur attente était différente. Les unités MUTILE se déplaçaient de manière grotesque sur la neige molle, comme de grands coléoptères, et l'attente était un dimanche. Personne ne les approchait, personne ne leur parlait. On leur jetait juste des regards où se mêlait le respect et la haine. Que voyait-on sur leur visage? Les grandes visions gravées sur leur rétine, la terre amendée par les morts, les hélicoptères en flamme qui pleuvent du ciel comme une manne?

Mais cette fois le silence se prolongea. C'était comme un rideau.

Comme un ballet, se rappela le soldat Cáceres.


Les hélicoptères arrivèrent de nuit, balayant la neige de faisceaux blancs qui rapidement devinrent des cercles rosés puis immédiatement une lumière sale et poussiéreuse sous une masse sombre qui éclipsait les étoiles. Plusieurs membres du personnel de maintenance descendirent avec hâte des hélicoptères, ils tenaient des listes dans leurs mains. Ils commencèrent à les appeler par leur nom. C'était bizarre, car on n'appelait jamais un soldat MUTILE par son nom, on ne l'appelait jamais: on lui donnait des ordres par radio, mais les ordres étaient préenregistrés, car plus que des ordres c'étaient des exhortations rythmiques, une musique de ballet. En plus de bizarre c'était peu pratique, car la majorité de ceux qui étaient marqués sur la liste n'étaient plus présents.

Les gens du personnel de maintenance les firent se ranger en ordre face aux hélicoptères de transport. Ils plièrent les rotors des unités, et une par une les chargèrent. Ensuite les hélicoptères décolèrent dans la nuit vers les positions arrières. Dans la cabine personne ne parlait, et il y avait une odeur de peur.

Les hélicoptères de transport atterrirent sur une base éclairée par des projecteurs. Ils se posaient, déchargeaient et redécollaient immédiatement pour retourner vers le front. Les unités MUTILE de différentes escadrilles étaient rassemblées dans la base. On les faisait attendre sur le tarmac, au milieu du bruit et du vent, puis on les conduisait vers un hangar entouré de bidons contenant brai enflammé.

L'intérieur du hangar était éclairé par des lampes nues qui répandaient une lueur jaune sale. Au fond il y avait une estrade avec un micro. Ils attendirent deux heures, pendant que le hangar se remplissait de combattants. Dehors, le bourdonnement des hélicoptères était incessant. Plusieurs MP allaient et venaient dans les espaces vides, jouant avec leur matraque blanche. Il n'y avait aucun officier MUTILE.

Finalement entra un colonel en uniforme de combat. C'était un entier, il avait le visage rouge, agité, comme si des affaires plus urgentes l'attendaient. Il monta sur l'estrade et régla le micro.

La patrie vous est reconnaissante, dit-il, et le soldat Cáceres ressentit un pincement au ventre. D'ici peu nous aurons obtenu une paix juste, et la patrie vous en est immensément reconnaissante. Une paix juste, pensa le soldat Cáceres sans comprendre. Derrière ses yeux embués il voyait encore les hélicoptères en feu pleuvant du ciel comme une manne. Les générations futures, dit le colonel, se souviendront des exploits d'hommes comme vous, et graveront leurs noms dans le livre de l'Histoire de notre peuple.

Pendant que le colonel parlait, le personnel de maintenance entrait en poussant des fauteuils roulants. Certains commencèrent à séparer le corps des combattants de leurs pièces chromées. Ils travaillaient vite et bien, comme quand ils étaient en zone de combats. Ils les séparaient des unités mobiles, les installaient dans les chaises roulantes et leur arrachaient le morceau de toile blanche où leur nom était écrit en rouge. D'autres démontaient chaque unités MUTILE inoccupée, entassant les pièces dans des caisses d'emballage: des armes, des prothèses, des casques. D'autres membres du personnel tendaient des câbles le long d'un côté du hangar, et ils accrochaient des paquets qui ressemblaient à des explosifs dans les coins et entre les poutres.

Non seulement vous avez infligé à l'ennemi des pertes matérielles, dit le colonel. Non seulement vous lui avez infligé des pertes matérielles, répéta-t-il, comme s'il ne se rappelait plus ce qu'il devait dire ensuite. Vous lui avez donné une leçon morale, ajouta-t-il résolument, une leçon de virilité et de courage. C'est pour cela qu'ils voudront s'acharner sur vous, utilisant ces unités qui faisaient notre fierté comme instrument de propagande, comme une accusation. Ils voudront transformer votre gloire en ignominie, mais nous ne le permettrons pas, parce que vous leur donnerez une leçon d'amour et de paix. La juste paix que nous avons signée nécessite cette leçon d'amour.

Les paroles résonnaient sèchement dans le hangar jaunit par les lampes. A son tour, le soldat Cáceres fut séparé de son unité et installé dans une chaise roulante. Chaque cicatrice de son corps palpitait.

Le discours se termina par une exhortation qui sonnait comme un reproche. Quand on les sortit du hangar, tous avaient un visage décomposé, des visages de mutilés pour la deuxième fois. Sans cérémonies, presque en secret, le personnel de maintenance les poussa sur une autre piste où les attendaient des avions de transport. Sur leurs flans sombres voletaient des tourbillons de neige poudreuse, et aux tourbillons se mêlaient des ordres et des cris. Chaise après chaise on les monta dans les avions.

Les turbo-hélices commencèrent à tourner et le rugissement de l'avion couvrit le rugissement du vent dans la tête du soldat Cáceres. Tandis que l'avion roulait sur la piste, il regarda vers le hangar qui tremblait à la lumière des bidons de brai. Les hommes du personnel de maintenance continuaient à dérouler les câbles.

- Que font-ils avec les unités MUTILE? demanda le soldat Cáceres à un sous-officier.

Le sous-officier sourit.

- Il n'y a jamais eu d'unités MUTILE. Maintenant, les enfants, nous rentrons à la maison.

L'avion décolla et vira dessinant un arc au-dessus de la piste. Là-bas sous eux une ombre fit signe à une autre et une suite d'explosions détruisit le hangar pendant que l'avion montait. L'embrasement arracha des étincelles à la neige tourbillonnante.

Dans la pénombre de la cabine, le soldat Cáceres regarda ses compagnons: un Cáceres après l'autre, images d'un miroir brisé. Priant, se préparant à affronter la paix.


© Carlos Gardini
Titre original: «Primera línea» - Axxón
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean Claude PARAT

Axxón, 2008
Contact: ecarletti@axxon.com.ar